Dans le cadre du parcours « Passion et tragédie », il est logique d’étudier un extrait du Cid, particulièrement les stances: désespoir de Rodrigue et dilemme tragique.
Mais c’est une tragi-comédie: la pièce finit bien, avec un mariage prévu entre Rodrigue et Chimène, ordonné par le roi.
Rappel: la pièce est en alexandrins, sauf deux scènes, sous forme de poésie lyrique, appelées stances (les autres stances sont prononcées à la fin de la pièce par l’infante, fille du roi amoureuse de Rodrigue).
A ce moment de la pièce, Rodrigue (qui deviendra le Cid à la fin de la pièce (de l’arabe « sidi »: seigneur), car il a vaincu les Maures), était sur le point de se marier avec Chimène. Mais suite à une dispute pour la place de gouverneur du prince, le père de Chimène a donné un soufflet (une gifle avec le gant) au père de Rodrigue. Celui-ci, humilié mais trop vieux, demande à Rodrigue de le venger.
Rodrigue est donc face à un dilemme (choix impossible mais obligatoire, donc tragique): il doit choisir entre l’amour et l’honneur. A la fin des stances (qui font 60 vers, 6 strophes), il se rend compte qu’il n’a pas le choix: sans honneur, Chimène ne voudra plus de lui, il la perd donc dans les deux cas.
L’explication qui suit concerne les trois premières strophes, soit 30 vers.
Toutes les strophes sont construites sur le même modèle: même disposition des vers (vers mêlés: mélange de vers classiques); chaque strophe se termine par « Chimène », qui rime chaque fois avec « peine ».
TEXTE

Explication pour l’oral
INTRODUCTION
Au XVIIe siècle, le classicisme se développe, et les tragédies sont considérées comme le grand genre, elles doivent s’inspirer de l’antiquité et obéir à des règles strictes, comme la règle des trois unités écrite par Aristote. En 1636, Corneille fait représenter Le Cid. Il s’agit d’une tragi-comédie, qui remporte un grand succès et qui plaît tant au roi Louis XIII qu’il anoblit le père de Corneille. Mais la pièce est vivement critiquée par les intellectuels qui lui reprochent de ne pas respecter les règles du théâtre, et accusent Corneille de plagiat : c’est la querelle du Cid, qui fait beaucoup de tort à son auteur. Dans l’acte I, Rodrigue, qui était sur le point de se marier avec Chimène, apprend que leurs deux pères se sont disputés, et que le père de Chimène a donné un soufflet au sien, le provoquant en duel. Trop vieux, son père, Don Diègue, a demandé à Rodrigue de le venger. Rodrigue est donc confronté à un dilemme, et exprime son désespoir dans des stances. Il s’agit d’un monologue: Rodrigue est seul sur scène et délibère avec lui-même.
LECTURE DU TEXTE
COMPOSITION DU PASSAGE
-Dans la première strophe, Rodrigue exprime son émotion, c’est une sorte d’introduction.
-Dans les strophes 2 et 3 il explique son dilemme, et hésite entre les deux possibilités : l’amour ou l’honneur.
PROBLEMATIQUE
En quoi ce dilemme entre l’amour et l’honneur est-il tragique ?
EXPLICATION LINEAIRE
STROPHE 1
v.1 : Désespoir de Rodrigue pour émouvoir le public. Métaphore violente « percé » et hyperbole « jusques au fond du coeur » pour montrer à quel point il souffre : registre pathétique, compassion.
v.2 : L’ « atteinte imprévue » est la querelle entre les deux pères. « mortelle » : à nouveau hyperbole… Mais Rodrigue envisage réellement la mort : pathétique. Le public doit être ému et rester de son côté (compassion).
V. 3 et 4 : « misérable » et « malheureux » qualifient Rodrigue, victime de la situation. Antithèse « juste » / « injuste » : c’est son père qui a raison. « vengeur » : début du champ lexical de la vengeance : il faut montrer que tous les torts sont du côté du père de Chimène, et que sa vengeance est justifiée (car il va le tuer!). L’idée de vengeance implique une faute commise par l’ennemi, donc que ce n’est pas sa faute, ni celle de son père. Tout ceci est de la double énonciation: il s’adresse aussi au public.
V. 5 et 6 : pathétique : il est anéanti, « immobile », « abatt[u] »
v.7 : double énonciation. Il rappelle au public qu’il était sur le point de se marier. Métaphore du « feu » : amour.
v.8 : effet lyrique et pathétique : il est au comble de la douleur. « étrange » veut dire extraordinaire. Le même vers est répété dans la strophe suivante, à la même place, et « peine » rime avec « Chimène » (comme dans chaque strophe) : effet lyrique (rythme + émotion + Ô lyrique) et pathétique.
v. 9 et 10 : le chiasme entre « affront » et « père » pose les choses clairement : c’est le père de Chimène qui a tous les torts, eux ne font que défendre leur honneur. Le même chiasme sera répété à la fin des stances.
Cette premières strophe est construite comme les suivantes : vers mêlés et disposition régulière des rimes (embrassée, plate, croisée) avec une alternance. Construction qui crée un rythme musical, lyrique.
STROPHE 2
v.11 : reprise du pathétique, et annonce du dilemme avec « rudes combats » : hésitation
v. 12, 13 et 14 : explication du dilemme, avec pour chaque vers un hémistiche sur l’« honneur », et un sur l’ « amour » (v. 12), les personnages en cause : son « père » et sa « maîtresse » (v.13), et les synecdoques « coeur » et « bras » (v.14). Le mot « venger » rappelle encore la faute du père de Chimène.
Ces trois vers montrent l’hésitation de Rodrigue, et le choix impossible qu’on lui impose : tragique (force supérieure, fin forcément catastrophique quel que soit son choix).
v. 15 et 16 : « triste » a un sens fort au XVIIe siècle : c’est un choix tragique, entre « trahir » Chimène ou « vivre en infâme », c’est-à dire sans honneur. Les deux sont impossibles, d’où le dilemme.
v.17 : hyperbole pathétique
v.18 : reprise à l’identique du vers 8, créant un rythme lyrique et pathétique, renforcé par le point d’exclamation.
v. 19 et 20 : anaphore sur « faut-il » rappelant les deux choix possibles et l’hésitation de Rodrigue, avec l’antithèse « impuni » / « punir » qui suppose à nouveau une faute de la part du père de Chimène. Lui est dans son bon droit, ayant subi un « affront ». Phrases interrogatives : désarroi de Rodrigue.
STROPHE 3
v.21 : 4 mots qui font alterner l’honneur et l’amour : hésitation de Rodrigue, choix impossible entre deux personnes, ou deux valeurs.
v.22 : à nouveau deux hémistiches, un pour chacun des choix possibles : la « noble et dure contrainte », c’est l’honneur ; et l’oxymore « aimable tyrannie » désigne l’amour.
v.23 et 24 : chaque hémistiche, cette fois, évoque les conséquences du choix : soit il perd tout plaisir (hyperbole), soit il perd sa « gloire » (honneur), il doit donc choisir entre être « malheureux » ou « indigne » : c’est donc tragique, car le choix est obligatoire mais impossible.
v.25 et 26 : la synecdoque « âme » le désigne : elle est à la fois « généreuse » (ce qui veut dire qu’elle a de l’honneur) et « amoureuse » (« ensemble » veut dire en même temps) : il ne peut donc pas diviser son âme en deux !
v.27 et 28 : les apostrophes « digne ennemi » et « fer » (qui est aussi une synecdoque) s’adressent à l’épée que lui a donné son père, à laquelle il parle.
v. 29 et 30 : il parle à son épée avec l’anaphore « m’es-tu donné pour », avec à nouveau les deux choix et l’idée de la vengeance. Le possessif « ma » pour Chimène insiste sur son amour. Comme dans chaque strophe, elle rime avec « peine ». Cette strophe s’achève comme la précédente avec une double interrogation, car il hésite.
CONCLUSION
Nous avons donc montré que le dilemme entre l’amour et l’honneur constitue un choix impossible. Ce dilemme permet la mise en place des registres lyrique et pathétique. Mais ce choix impossible est aussi tragique, car il ne peut pas s’y soustraire. Dans la suite des stances, Rodrigue va comprendre qu’en réalité il n’a pas le choix, et qu’il perd Chimène dans les deux cas. Après avoir envisagé la mort, il décidera donc de tuer le père de Chimène.
Question de grammaire
Question :
Vous étudierez l’interrogation dans les vers 19 et 20.
Réponse :
L’interrogation peut être directe ou indirecte. Lorsqu’elle est directe, comme ici, c’est un type de phrase, et elle comporte des marques à l’oral (l’intonation, importante ici, puisque c’est du théâtre), et à l’écrit : il y a souvent une inversion du sujet, et un point d’interrogation.
Ici nous avons deux phrases interrogatives directes à la suite. Chacune constitue un vers (décasyllabe), et elles commencent toutes les deux de la même façon (anaphore). Elles sont construites sur le même modèle, on peut donc les traiter ensemble.
« Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ? »
Ces deux phrases sont des interrogations totales : elles ne comportent pas de mot interrogatif, et l’interrogation porte sur l’ensemble de la phrase : on peut répondre par oui ou par non. La réponse est donc globale et ne porte pas en particulier sur un élément de la phrase.
Les deux phrases comportent une inversion du sujet : « faut-il » et un point d’interrogation.
Pour ce qui est du sens, ce sont des questions rhétoriques : Rodrigue n’attend pas de réponse, il s’agit d’un monologue, il ne s’adresse qu’à lui-même. Les deux questions s’opposent comme le montrent les mots « impuni » / « punir », pourtant la réponse semble être non pour les deux. Elles montrent donc la délibération (Rodrigue s’interroge sur le choix à faire), et l’impossibilité de ce choix : c’est un dilemme tragique.
Dans la strophe suivante on retrouve le même procédé au même endroit : deux questions parallèles fondées sur une anaphore.
Autre question possible : manipulation :
Vous transformerez les interrogations directes des vers 19 et 20 en interrogations indirectes. Expliquez.
Réponse :
L’interrogation peut être directe ou indirecte. Lorsqu’elle est directe, comme ici, c’est un type de phrase, et elle comporte des marques à l’oral (l’intonation, importante ici, puisque c’est du théâtre), et à l’écrit : il y a souvent une inversion du sujet, et un point d’interrogation.
L’interrogation indirecte est un type de phrase déclarative. Elle est introduite par un verbe de sens interrogatif. Il n’y a plus ni inversion du sujet, ni point d’interrogation.
Ici il s’agit de deux interrogatives totales: elles ne comportent pas de mot interrogatif, et l’interrogation porte sur l’ensemble de la phrase : on peut répondre par oui ou par non. La réponse est donc globale et ne porte pas en particulier sur un élément de la phrase. En les transformant en interrogations indirectes, elles seront donc introduites par SI :
Rodrigue se demande s’il faut laisser un affront impuni, ou s’il faut punir le père de Chimène.
Avec cette transformation, nous sommes passés d’une phrase simple à une phrase complexe, avec subordination et coordination.
La proposition principale est : Rodrigue se demande
Le sujet principal de la phrase ainsi obtenue est : Rodrigue
Le verbe principal est : se demander. C’est un verbe pronominal à sens réfléchi, puisque Rodrigue s’interroge lui-même, c’est un monologue.
Le reste de la phrase est constitué de deux propositions subordonnées conjonctives interrogatives, coordonnées grâce à la conjonction de coordination OU. Les deux propositions sont construites sur le même modèle. Chacune d’elles est introduite par SI (avec élision du i pour éviter le hiatus « si il ») ; et comporte son propre sujet : il, et son verbe : faut. (falloir: verbe impersonnel, c’est-à-dire qu’il ne se conjugue qu’avec « il »)
Ces deux propositions subordonnées conjonctives interrogatives coordonnées complètent le verbe à sens interrogatif « se demander » de la principale. Elles sont COD (complément d’objet direct).
La transformation permet de conserver l’anaphore initiale (faut-il / il faut). Les deux questions s’opposent comme le montrent les mots « impuni » / « punir », pourtant la réponse semble être non pour les deux. Elles montrent donc la délibération (Rodrigue s’interroge sur le choix à faire), et l’impossibilité de ce choix : c’est un dilemme tragique.